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Si le Val de Loire m'était conté...

Par Daniel Sériot

Je suis née en 1919 et ma fille en 1937. Dix-huit années nous séparent, et pourtant, beaucoup disent que j’ai moins vieilli qu’elle.

Je n’en tire aucune fierté. Bien au contraire.

Toute mère veut aller ad patres avant ses enfants, et j’ai souhaité qu’elle vive plus loin, plus longtemps que je n’ai vécu.

Mais, le sort en a décidé autrement, un drôle de sort, au masque inquiétant, parfois éprouvant, souvent surprenant tel un volto vénitien, toujours resté blanc, de cette blancheur immaculée sur laquelle glisse toute forfaiture comme l’eau amère sur les ailes de la colombe.

 

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Je n’ai pas connu mes parents. J’ai su que mon père est mort dans la Somme, en 1916, que ma mère s’est épuisée à la vigne, celle qu’elle tenait de son père, mais que l’argent manquant, elle n’a plus vinifié ses raisins. Elle a dû revendre le chai.

Elle était une femme politiquement engagée et avait suivi de très près les premiers mouvements coopératifs viticoles. Elle vouait une admiration sans bornes à un certain Jaurès, m’a-t-on rapporté. Elle est à l’origine de la cave des producteurs de Vouvray… Elle m’a baptisée de ses beaux fruits botrytisés, qui lui restaient de son Clos de la Montagne à Bonnezeaux.   

 

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Je me suis mariée assez vite, très vite même, fiancée pour des raisons culturales dès mon plus jeune âge, à une vraie charpente, massive, douellement enlacée pour le meilleur et pour le pire et j’ai divorcé. Je suis tombée amoureuse de magnifiques épaules arrondies, d’un col droit, si seyant, d’une belle hauteur plantureuse, presque bourguignonne s’il n’avait été ligérien…

J’ai aimé aussi sa démarche sur de beaux jables qui entouraient une haute piqûre, ce style de fond qui ne se rencontre plus aujourd’hui.

Nous ne nous sommes jamais quittés…

Nous avons eu notre fille, un peu avant la guerre. A ce moment là, nous habitions  Vouvray sur Loir et dès 1942, des rafles de juifs ne permettaient plus que nous vivions tranquilles. Vouvray n’était plus le bourg paisible, et comme de jolies truffes inhumées, nous avons caché notre bonheur dans les cavités odorantes du tuffeau.

Dans ce clair-obscur de notre vie, nous n’avons pris ombrage d’aucune félicité terrestre. Nous avons prié pour la paix, et avons chanté le temps des amandiers et des amours.

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Nous avons oint, du même chrême de la vie et de l’espoir, notre fille, et nos vignes retrouvées.

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Mais, notre crème (Tête) de Vouvray s’est mariée à un négociant, pour devenir une Madame Dubech Jeune, et nous avons été séparées.

Devenue riche, prétentieuse, se déplaçant en grands équipages, elle en a oublié d’où elle venait, et j’ai pleuré ma fille.

 

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Elle m’a quittée, et je suis partie à sa recherche. J’ai alors longtemps pérégriné, pour tenter de la retrouver. J’ai tout abandonné, mes vergers, mes tilleuls, et même mon bel oranger.

J’ai soutenu mon mari, devenu trop vieux, trop fragile, au cœur froid et altérable, à l’esprit cassant. Mais il m’a soutenu aussi. Il m’a mise sous globe, et m’a protégée d’un amour plein et bonifiant. Moi-même, je l’aimais tant que je sentais le souffle léger et subéreux de son âme, le ligneux de sa tendresse qui dominaient mon existence pour l’immobiliser et la rendre éternelle, comme étrangère aux vicissitudes du temps.

Notre vie misérable et picaresque s’est enrichie des flaveurs d’une bohême parisienne. Je me suis étalée, nue aux regards des passants qui me gourmandaient. Certains voulaient que je soulève l’étiquette de ma pudeur, et me récompensaient de réglisse et de caramel.

Les larmes salées qui trempaient mes lèvres rappelaient le goût de ces vins d’épine noire dont me régalait parfois ma mère.

Les semaines, les mois puis les années ont passé, nous mangions notre espoir bien plus souvent que notre pain.

A l’automne de ma vie, alors que nous étions engouffrés dans un galetas de fortune, où les hasards impécunieux nous avaient placés, entassés dans une cour des miracles avec tant d’autres que la vie avait inégalement protégés, nous avons entendu parler d’une certaine Madame Dubech….

Ma fille…. Je l’ai alors respirée. Je l’ai palpée sans la toucher comme les volutes parfumées de l’encens qui enveloppent Dieu et nous baignent de sa présence éthérée, ténue et si intime tout à la fois. 

 

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Elle m’est revenue, comme l’enfant prodigue. Comment ? Je ne saurais dire. Les instances qui nous gouvernent, nous déplacent, nous meuvent sont d’impénétrables transcendances, et ne compte plus que la  joie profonde de nos retrouvailles.

Nous n’avons pas longtemps profité l’une de l’autre, et je  n’ai jamais su ce qu’elle avait fait durant toutes ces longues années d’absence. A-t-elle parcouru les Antilles ? Elle a toujours porté sur elle des odeurs de café, de rhum et de raisin, des odeurs douces et exotiques à la fois…

Nous allons bientôt terminer notre vie, l’une et l’autre. Nos corps se sont progressivement détachés de nos époux, qui nous avaient si longtemps confinées.

Nous mourons, comme nous avons vécu, en étiolant autour de nous tous les parfums qui nous ont bâties et modelées au fil du temps, dans des mains de visiteurs venus d’ailleurs, d’un monde qui n’appartient qu’à eux, nous buvant dans un hall d’aéroport, sur un banc.

 

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J’ai exhalé autour de moi l’esprit de ces vendanges de 1919, terriblement difficiles sans nos hommes, tous morts au front. Les raisins étaient riches et concentrés, et je demeure pour quelques heures encore le témoin vivant de leur opulence. Je n’ai rien perdu de mon résiduel et de ma chair. Je meurs faconde pour éteindre la belle éloquence de mon fruit. Je répands tout ce qui a été moi, les oranges, la rose fanée, l’encens, le caramel et la réglisse légère des temps bénis de mes succès.

Ma fille, si étrangère à sa naissance, si exotique presque, renierait sans cette truffe délicate et parfumée le chenin qui l’a fait naître. Ella a acquis des lettres de noblesse glissées dans l’éventail des grandes dames de nos colonies, voguant sur la route des épices, et les larmes de son agonie ont le goût de ces rhums ambrés, secs, sur lesquels un voile de senteur de vieux vermouth à l’orange amer se hisse…

Etranges fins presque surréalistes que les nôtres, durant lesquelles les trilles de nos voix jusque maintenant muettes, ébruitent ce que nous avons été.

Nous glissons l’une et l’autre nos corps dans des verres froids, et nous tournoyons dans les airs pour remplir, de notre mémoire, les bagages de ces deux voyageurs. Ils semblent heureux.

arrêt de bus

Ils sont souriants. Nous les émouvons. Ce sont peut-être des égarés, des clochards qui rêvent de voyager, et qui espèrent que les touristes ou les hommes d’affaires leur laissent quelque obole ! Ils sont touchants et pathétiques, car nous ne sommes pas bues au goulot. Nous mourons à petits coups de langue dans des verres propres… Des vagabonds mondains ou de faux mondains, qui sait ? 

entrée 11 qui est la première quand on sort du hall de easyjet

(Isabelle)

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